Sortie de l’usine Ragonot
Il est 16h45 quand je sors du métro Malakoff-Châtillon. Je suis en avance : à l’usine où travaille mon mari, la sonnerie ne retentit qu’à 17h. J’ai eu peur d’arriver en retard. Depuis que nous habitons Bagneux, j’ai eu tellement de mal à m’habituer au métro que j’ai toujours un peur d’être en retard ! Il m’a bien fallu apprendre à voyager de cette façon, pour aller travailler dans Paris. Au début, quand je prenais le métro, j’étais tellement effrayée par les souterrains qu’à chaque arrêt, je remontais à l’air libre, pour regarder où j’étais, avant de redescendre pour monter dans le train suivant ! Et quand on m’indiquait une adresse en ville, j’étais incapable de me repérer, je me perdais et je n’arrivais pas retrouver mon chemin ! Autant dire que je n’allais pas très vite au but, et que les personnes âgées pour lesquelles je travaillais en tant qu’aide-soignante et secrétaire ont dû avoir de la patience.
L’usine de mon mari s’est implantée ici, dans cette ville : c’est une usine fabriquant des pièces pour l’Armée. Nous venions de Montargis, dans le Loiret, une toute petite ville où il faisait bon vivre et où tout était beaucoup plus simple. Gui travaillait à l’usine là-bas. Quand son patron a décidé de fermer l’usine de Montargis et a proposé aux ouvriers de venir travailler à Malakoff, il a suivi, et moi avec. Nous nous sommes installés dans le quartier de la Pierre Plate à Bagneux, avec beaucoup d’autres employés de l’entreprise, car il y avait là-bas des logements accessibles grâce au 1 % patronal. Quel dépaysement d’arriver dans ces grands immeubles, quand on venait de Montargis ! On peut même dire qu’on a déchanté. Enfin, à présent, nous nous sommes habitués. Nous avons dû mettre les enfants en nourrice à Stains : il fallait bien que je travaille, moi aussi. Mais c’est une autre paire de manche d’aller les chercher !
L’usine Ragonot où travaille Guy est très grande, elle est juste à côté du métro : je n’ai pas beaucoup à marcher pour y arriver. L’usine fabrique des pièces pour l’armement. Mon mari est tourneur-fraiseur. On lui donne le plan d’une pièce qu’il doit fabriquer et il la fabrique en une matinée, et puis l’après-midi il doit en faire une autre. Parfois il me montre ses plans, et je n’y comprends rien, mais lui il s’y connaît, il est très habile de ses mains. Il travaille dans une grande salle avec d’autres travailleurs comme lui, tous vêtus d’une blouse grise par dessus leurs habits civils. Ils ont chacun leur espace de travail où ils usinent leurs pièces. Le bâtiment où ils sont est mal isolé, l’hiver ils crèvent de froid, l’été ils meurent de chaud… Il y a beaucoup de travailleurs étrangers. Les portugais, en particulier, sont très nombreux, d’ailleurs ils habitent à côté. Ils se sont construit une petite cité ouvrière d’une trentaine de bicoques, et ils vivent tous là avec leurs femmes et leurs enfants. On y parle portugais, on y cuisine portugais… Les femmes font des ménages, ils mettent de l’argent de côté et dès qu’ils auront assez pour se faire construire une belle maison au Portugal, ils sont repartiront.
Il n’y a que des hommes à travailler dans cette usine, je n’y suis jamais entrée : les femmes des ouvriers n’y sont pas les bienvenues. De l’extérieur, on voit une cour avec beaucoup de vélo. Les femmes des portugais vont parfois les attendre à la grille. Moi, c’est plus rare ! Elles leur préparent aussi toujours un bon repas dans leur gamelle, pour leur donner des forces et les aider à aller au bout de la journée. La gamelle, c’est une boîte en métal avec trois compartiments : un en haut pour l’entrée, un au milieu pour le plat principal, et un en bas pour le dessert. Moi je ne prépare pas de gamelle pour mon mari : je suis nulle en cuisine ! Il se prépare lui même ses repas et il les emmène quand il part pour prendre son poste. À l’usine, il laisse sa gamelle dans son casier, et il la récupère quand il fait sa pause. Les ouvriers travaillent en faisant les 3/8, et en ce moment ses horaires à lui font qu’il termine à 17h. Dans quelques jours, ça changera et il travaillera en matinée, ou de nuit. Mais d’abord, il a droit à deux jours de pause, et nous allons en profiter ! C’est pour cela que je suis venue le retrouver aujourd’hui.
Je viens rarement le chercher à l’usine, c’est un jour exceptionnel. Je suis heureuse de l’attendre, là, devant la porte. Ça y est, la sonnerie retentit ! Bientôt, il sortira avec ses collègues. J’en profiterai pour saluer son ami portugais. Nous nous entendons bien avec lui et sa femme. L’autre jour, ils nous ont invités à prendre le café chez eux. Ils ont mis de la musique portugaise, ils ont chanté et on a dansé. Ils sont vraiment très gentils.
Guy a des bonnes relations avec ses collègues et son directeur. Ils se réunissent souvent pour discuter de ce qu’ils pourraient faire pour améliorer la production. Ce jour de juin 1980 où je vais le chercher à la sortie de l’usine, nous ne nous doutons pas que l’activité finira un jour par péricliter et que l’usine fermera, ni que le bâtiment sera rasé et remplacée par des bureaux, au début des années 2000. Nous ne pensons qu’à profiter au maximum des deux jours de pause qui s’offrent à nous !
Cela fait déjà quelques années que nous vivons ici, mais nous sommes toujours impressionnés par cette ville immense avec ses grands restaurants, ses boîtes de nuit, ses grandes avenues : nous voudrions tout voir et tout essayer ! Quand Guy se sera reposé, nous irons peut-être au restaurant et au cinéma. Ou bien nous nous promènerons dans Paris, dans les rues animées du quartier latin ou du côté de Montmartre...
Jacqueline M.